"Certains mondes, comme celui du vélo de haut niveau, sont parfaitement inadaptés aux gens valides : les «normaux» qui ne se doperaient pas. Le cycliste qui ne se dope pas est un handicapé, au sens propre. Ce monde-là n’est pas fait pour lui. Et il en souffre. Il faut être handicapé pour comprendre cela, ou bien subir le dopage passif dans les roues des «champions». Les non-dopés s’épuisent dans une communauté repliée. Le cycliste sain pratique alors ipso facto un sport «intégré» (le terme officiel) mais avec les règles du milieu (dont la loi du silence), sans aménagement et sans ménagement.
Il parle un langage, celui de l’honnêteté, de la transparence, du travail acharné et du bon sens que peu comprennent et qui n’est pas appris ou agréé sur le Tour de France 2008. Certains hommes, privés de l’ouïe, sont aussi considérés de manière absurde comme handicapés. On veut dire par là qu’ils appartiennent à ce qu’on désigne pudiquement comme une «communauté réduite». Absurde : leurs yeux peuvent entendre. Ceux-là dialoguent avec leurs mains. Ils «signent» au lieu de parler. L’expression faciale trahit leurs émotions : il en va de même avec le rictus de l’effort sur un sportif sain qui fatigue. Cette forme d’expression - celle des signes - est riche, imaginative. Elle est en trois dimensions. La langue française, elle, n’en possède que deux : l’abscisse et l’ordonnée, puisque les intonations régionales trahissent l’origine. Comme le sourd, le non-dopé est incompris : aucun contrôle positif (sur une échelle qui irait du Salbutalmol aux transfusions sanguines) sur le Tour 2008 à ce jour. Le non-dopé sait, mais il se tait. Comment libérer la parole ? C’est comme si on demandait à un paraplégique de se lever de son fauteuil.
Implants. Certes, aucun sourd n’est muet : c’est un mythe, une fausse croyance. C’est souvent quand il essaie, avec force séances d’orthophonie ou à l’aide d’implants (en parlant de ça, on en connaît d’autres qui libèrent la testostérone chez des sportifs de haut niveau) qu’on le considère comme handicapé, voire idiot, car la langue «oralisée» est incomprise. Ce sont des sons, des cris sans écho pour celui qui les prononce et qui provoque à l’entendant une gêne. Profonde.
Logique : ce dernier n’a pas appris la langue naturelle et logique du sourd, celle des signes, beaucoup plus riche que celle qui permet de mentir en parlant. La nôtre. Il existe bel et bien une discrimination du sourd et du non-dopé. Tous deux sont des îliens, qui voient au loin passer un bateau qui leur fait des signes. En 2005, la fin de l’ère Armstrong devait permettre au mens sana in corpore sano (un esprit sain dans un corps sain) de s’exprimer avec leur corps et leur âme, enfin.
Dingue. Promesses ! Prenons le contre-la-montre de Cholet, mardi. Considérons une route plate, sans vent, avec un SCX (soit le produit du coefficient aérodynamique et de la surface frontale opposée au vent) de 0,23. Il faut développer nettement plus de 410 watts pour rouler à 49,5 km/h si vous pesez 70 kilos. Le tout sur un parcours qui comportait quelques faux plats avec un vent de trois-quarts face en début de parcours et de trois-quarts dos au retour, qui permettrait à l’aiguille du compteur d’osciller entre 80 et 100 km/h dans le bas des descentes. Cela confirme, par exemple, que Kim Kirchen, deuxième de l’étape, a pédalé au même régime moteur dans les cols du Tour de Suisse il y a un mois. Soit à 450 watts. Je n’ai qu’un mot : dingue !
La lutte antidopage n’a de cesse pourtant d’étêter les sommets trop «voyants» de la forêt du vélo. Le cyclisme a mille fois répété qu’il «libérerait» la parole. Celle des non-dopés, comme la langue des signes aurait «libéré» la parole des sourds. Mais personne ne se soucie de ceux qui traînent leur misère sur le Tour, isolés dans leur petit monde de non-dopé. Personne ne veut entendre le cri de Munch alors que tout le monde regarde les bouches se tordre les mains croisées. Tout le monde parle à la place des non-dopés. Mais ce monde n’est pas pour eux. Ils sont condamnés à vivre le handicap, d’être des hommes «normaux» dans un monde absolument anormal et que chacun sur le Tour trouve merveilleux."
Professeur d’EPS et ancien entraîneur de Festina, Antoine Vayer, 45 ans, dirige AlternatiV, une cellule de recherche sur la performance, à Laval (Mayenne). Il chronique le Tour pour Libération.